Comment s'en sortir dans un monde Grossophobe

Entre Mythes et Réalités :
Une Nouvelle Vision du Corps, du Poids et de la Santé

Dans notre société d'aujourd'hui, notre relation avec notre corps et notre alimentation est devenue compliquée, souvent douloureuse. Partout, des messages contradictoires nous bombardent : "mangez ceci, pas cela", "soyez mince mais pas trop", "aimez votre corps mais cherchez à le transformer"... Ces injonctions paradoxales créent un terrain propice à la confusion et à la culpabilité.

Comment s'y retrouver quand les réseaux sociaux regorgent de "avant/après" spectaculaires, que les magazines vantent un nouveau régime miracle chaque mois, et que même les professionnels de santé semblent parfois se contredire ? La science récente nous montre que la réalité est bien plus nuancée et complexe que ce qu'on entend généralement. Cet article explore ce qui façonne vraiment notre rapport au poids et à la nourriture, pour nous aider à trouver un chemin plus apaisé et plus durable vers le bien-être.

La Grossophobie : Quand la Discrimination Affecte Notre Santé

La grossophobie – cette discrimination envers les personnes en surpoids ou obèses – ne se limite pas aux moqueries, aux regards dans la rue ou aux commentaires déplacés de l'entourage. C'est un phénomène systémique dont les ramifications s'étendent bien au-delà des blessures émotionnelles immédiates.

Les recherches montrent qu'elle a des effets concrets et mesurables sur notre santé : les personnes concernées reçoivent souvent des soins de moins bonne qualité, leurs symptômes étant fréquemment attribués à leur poids plutôt qu'à leur véritable cause. Une douleur à la poitrine ? "Vous devriez perdre du poids." Des problèmes digestifs ? "C'est parce que vous mangez trop." Cette tendance à tout ramener au poids conduit à des diagnostics tardifs et à une prise en charge inadéquate de nombreuses pathologies.

Cette stigmatisation s'infiltre même dans des espaces censés être bienveillants. Des études montrent que 67% des médecins entretiennent des préjugés négatifs envers leurs patients en surpoids. Face à ces attitudes, beaucoup finissent par éviter complètement les consultations médicales, renonçant aux soins préventifs essentiels comme les dépistages du cancer ou les vaccinations.

Plus insidieux encore, un phénomène psychologique profond se met en place : beaucoup finissent par intérioriser ces préjugés. Cette "grossophobie internalisée" se manifeste par des pensées destructrices comme :

"Je suis gros parce que je mange trop et que je suis nul."
"Si j'étais discipliné, je n'aurais pas ce problème."
"Mon corps prouve mon échec."
"Je ne mérite pas de prendre soin de moi tant que je n'ai pas perdu du poids."

Ces pensées négatives ne sont pas anodines. Des études montrent qu'elles déclenchent une cascade d'effets néfastes : diminution de l'estime de soi, augmentation de l'anxiété sociale, et surtout, développement de comportements alimentaires problématiques. Paradoxalement, elles favorisent la prise de poids à long terme en créant un cercle vicieux de régimes restrictifs suivis de périodes de compulsion alimentaire.

Comme le dit simplement la psychologue Deb Burgard : "La honte n'a jamais aidé personne à prendre soin de sa santé." Elle ajoute : "Vous ne pouvez pas détester un corps en bonne santé." Cette observation simple résume des années de recherche : le chemin vers le bien-être commence par l'acceptation, non par le rejet de soi.

Quand on se dévalorise constamment, notre corps réagit biologiquement en produisant des hormones de stress comme le cortisol. Des études en neuroendocrinologie ont démontré que ces hormones perturbent notre métabolisme, augmentent le stockage des graisses abdominales (les plus dangereuses pour la santé), et modifient nos comportements alimentaires en nous poussant vers des aliments plus caloriques et réconfortants – créant exactement les problèmes qu'on cherche à combattre !

Cette réalité biologique explique pourquoi la lutte constante contre son corps devient souvent une prophétie auto-réalisatrice. La "guerre contre l'obésité", tant au niveau individuel que sociétal, pourrait bien être une partie du problème plutôt que de la solution.

Les Vraies Causes du Poids : C'est Bien Plus Compliqué qu'on ne le Pense

L'idée que notre poids dépendrait uniquement de notre volonté – de simples calculs d'entrées et sorties de calories – est scientifiquement dépassée. La recherche moderne a révélé une réalité bien plus complexe, impliquant des dizaines de facteurs qui interagissent de façon dynamique tout au long de notre vie.

Notre Bagage Génétique : Le Terrain de Base

Les scientifiques ont identifié plus de 200 variations génétiques qui influencent notre poids. Ensemble, elles peuvent expliquer jusqu'à 70% des différences de corpulence entre les individus. Ces gènes déterminent comment notre corps stocke la graisse, régule la faim, et brûle les calories – expliquant pourquoi certaines personnes prennent facilement du poids tandis que d'autres restent minces en mangeant la même chose.

Ces prédispositions génétiques ne sont pas une condamnation, mais elles définissent les "règles du jeu" différemment pour chacun. Pour certains, maintenir un poids dans la norme statistique demande peu d'efforts ; pour d'autres, cela nécessite une lutte constante contre leur propre biologie. Une étude révélatrice sur des jumeaux identiques montre que face à un même excès calorique, certaines personnes prennent jusqu'à trois fois plus de poids que d'autres.

La science de l'épigénétique nous montre également que ces gènes peuvent être "activés" ou "désactivés" par notre environnement et nos expériences de vie. Le stress précoce, l'exposition à certains polluants, ou même l'alimentation de nos grands-parents peuvent influencer la façon dont nos gènes s'expriment, modifiant notre tendance naturelle à prendre ou perdre du poids.

Notre "Deuxième Cerveau" dans l'Intestin : Un Écosystème Complexe

Notre intestin abrite des milliards de micro-organismes (le "microbiome") qui influencent directement notre poids. Ce n'est pas une exagération de dire que nous sommes en partie "pilotés" par ces bactéries, qui produisent des substances chimiques affectant notre appétit, notre métabolisme et même notre humeur.

Deux personnes peuvent manger exactement le même repas, mais selon leur microbiome, l'une en extraira plus de calories que l'autre ! Des études fascinantes ont montré que lorsqu'on transplante le microbiome d'une souris obèse à une souris mince, cette dernière prend du poids sans changer son alimentation. Chez l'humain, des observations similaires suggèrent que la composition de notre flore intestinale joue un rôle crucial dans notre tendance à l'obésité ou à la minceur.

Ce microbiome est façonné par notre alimentation, nos médicaments (particulièrement les antibiotiques), notre niveau de stress, et même notre mode d'accouchement et notre alimentation infantile. Les régimes riches en aliments ultra-transformés et pauvres en fibres perturbent cet écosystème délicat, favorisant des bactéries qui augmentent l'inflammation et le stockage des graisses.

Restaurer un microbiome sain devient donc une stratégie essentielle pour améliorer notre relation au poids – non pas en comptant les calories, mais en nourrissant correctement cet écosystème complexe qui nous habite.

Notre Équilibre Hormonal : Le Chef d'Orchestre Invisible

Notre corps possède un système complexe d'hormones (leptine, ghréline, insuline, cortisol, hormones thyroïdiennes...) qui régulent notre appétit, notre métabolisme et notre composition corporelle. Ce système sophistiqué fonctionne comme un thermostat, cherchant constamment à maintenir un équilibre – ce que les scientifiques appellent le "set-point pondéral".

Quand ce système est perturbé – par le stress chronique, le manque de sommeil, certains médicaments, des perturbateurs endocriniens environnementaux ou des cycles répétés de régimes restrictifs – notre corps peut résister naturellement aux tentatives de perte de poids. C'est comme essayer de maintenir la température d'une pièce à 18°C alors que le thermostat est réglé sur 23°C : vous pouvez y arriver temporairement en forçant le système, mais dès que vous relâchez l'effort, la température revient à son point d'équilibre.

Cette réalité biologique explique pourquoi 95% des régimes échouent à maintenir une perte de poids sur le long terme. Ce n'est pas un échec de volonté mais le résultat prévisible d'un système biologique qui fonctionne exactement comme il a été programmé pour le faire : préserver notre masse corporelle contre les fluctuations.

Pour créer un changement durable, il faut travailler avec ce système plutôt que contre lui – en modifiant progressivement le point d'équilibre lui-même plutôt qu'en essayant de le forcer par la restriction.

Notre Santé Mentale : Le Pont Entre Corps et Esprit

L'hyperphagie boulimique, trouble qui touche environ 2 à 5% de la population (et jusqu'à 30% des personnes consultant pour une perte de poids), illustre parfaitement ce lien entre corps et esprit. Caractérisée par des épisodes de consommation excessive de nourriture avec sentiment de perte de contrôle, elle n'est pas un simple manque de volonté ou une "faiblesse morale".

Des examens du cerveau montrent des modifications similaires à celles observées dans d'autres formes d'addiction : altérations dans les circuits de la récompense (dopamine), réduction du volume de matière grise dans les régions impliquées dans le contrôle des impulsions, et hyperactivité des zones liées aux émotions négatives.

Ces modifications cérébrales ne sont pas qu'une conséquence du trouble – elles participent activement à son maintien, créant un cercle vicieux neurobiologique où chaque épisode de compulsion rend le suivant plus probable. On comprend alors pourquoi les approches basées uniquement sur la "force de caractère" sont vouées à l'échec : elles ignorent la réalité biologique du trouble.

Il faut également souligner que l'hyperphagie est souvent une tentative d'auto-médication face à une souffrance émotionnelle. Les aliments riches en sucre et en gras activent temporairement les circuits de récompense du cerveau, offrant un répit momentané à la détresse psychologique. Sans autres stratégies efficaces pour gérer cette détresse, le recours à la nourriture devient une solution de survie psychique, même si elle crée des problèmes à long terme.

Le Cercle Vicieux des Troubles Mentaux et du Poids

Les chiffres sont frappants : les personnes souffrant d'obésité ont un risque 25 à 30% plus élevé de souffrir de dépression ou d'anxiété. Cette relation fonctionne dans les deux sens, créant un véritable cercle vicieux difficile à briser :

  • De la dépression vers le poids : La dépression peut diminuer notre niveau d'énergie, perturber notre sommeil, augmenter notre attirance pour les aliments réconfortants, et réduire notre motivation pour l'activité physique – tous des facteurs qui favorisent la prise de poids.

  • Du poids vers la dépression : L'inflammation légère mais chronique présente dans l'obésité peut perturber les neurotransmetteurs impliqués dans notre humeur. À cela s'ajoutent la stigmatisation sociale, les limitations physiques potentielles, et la détresse liée aux tentatives répétées et infructueuses de perte de poids.

  • L'impact médicamenteux : Certains médicaments psychiatriques, particulièrement les antipsychotiques atypiques mais aussi certains antidépresseurs, peuvent entraîner une prise de poids significative de 7 à 15% en modifiant le métabolisme et en augmentant l'appétit. Cette prise de poids peut aggraver la détresse psychologique de la personne et parfois mener à l'abandon du traitement.

  • Le rôle des traumatismes : Les traumatismes, particulièrement ceux vécus pendant l'enfance, sont beaucoup plus fréquents chez les personnes souffrant d'obésité sévère. Des études montrent que ces expériences douloureuses peuvent altérer durablement la façon dont notre cerveau et notre système hormonal répondent au stress, créant une vulnérabilité à la fois aux troubles alimentaires et aux troubles de l'humeur.

Ces connections complexes sont souvent ignorées quand on réduit le poids à une simple question de "calories entrantes et sortantes" ou qu'on traite séparément la santé mentale et la santé physique. Une approche intégrative, reconnaissant que corps et esprit sont indissociables, devient essentielle pour briser ce cercle vicieux.

Les Croyances Toxiques qui Nous Empoisonnent

Notre rapport à l'alimentation est souvent perturbé par des croyances qui, bien qu'omniprésentes dans notre culture, nous font plus de mal que de bien. Ces croyances s'infiltrent dans notre esprit dès l'enfance et façonnent notre relation à la nourriture, souvent à notre insu.

"Manger = Grossir" : La Peur de la Nourriture

Cette équation simpliste transforme chaque repas en source d'angoisse. Elle réduit l'acte de se nourrir – un besoin fondamental et une source potentielle de plaisir – à un simple calcul de risque pondéral. Derrière cette croyance se cache souvent une vision manichéenne des aliments, divisés en "bons" et "mauvais", "permis" et "interdits".

Pourtant, la science montre que pour un même régime alimentaire, la prise de poids peut varier du simple au triple entre différentes personnes ! Des études sur des jumeaux identiques ont révélé que face à un excès calorique identique, certains prennent beaucoup de poids quand d'autres en prennent peu. Notre métabolisme de base, notre activité physique spontanée (les mouvements que nous faisons sans y penser), notre efficacité digestive et même notre température corporelle influencent la façon dont notre corps utilise les calories.

Cette obsession calorique peut également nous couper de la sagesse naturelle de notre corps. En nous focalisant uniquement sur la quantité (calories, portions, grammes), nous perdons de vue la qualité – ce dont notre corps a réellement besoin à un moment donné. Une alimentation variée et à l'écoute des signaux de notre corps est généralement bien plus équilibrée qu'une alimentation dictée par des règles externes rigides.

"Je Dois Compenser" : Le Piège de la Punition

L'idée qu'un plaisir alimentaire doit être "payé" par une restriction ultérieure ou un exercice punitif est profondément ancrée dans notre culture. On l'entend partout : "Je me suis fait plaisir hier, aujourd'hui je me rattrape", "Je peux manger ce gâteau si je cours 30 minutes de plus", "J'ai été sage toute la semaine, je peux craquer ce week-end".

Cette mentalité de "compensation" crée un cycle destructeur documenté par les chercheurs Janet Polivy et Peter Herman sous le nom de "théorie de la restriction cognitive". Voici comment il fonctionne :

  1. On s'impose des restrictions alimentaires strictes ("je ne mangerai plus de sucre/pain/etc.")

  2. Cette restriction augmente la valeur psychologique de l'aliment interdit (l'effet "fruit défendu")

  3. Inévitablement, face à la frustration accumulée ou à un stress, on finit par consommer l'aliment interdit

  4. Ayant "craqué", on abandonne temporairement toutes les restrictions ("tant qu'à faire..." "Foutu pour foutu..." "C'est maintenant ou jamais")

  5. Les sentiments de culpabilité et d'échec s'installent

  6. Pour compenser, on s'impose des restrictions encore plus sévères

  7. Et le cycle recommence...

Des décennies de recherche montrent que ce cycle "restriction-excès" est précisément ce qui maintient les problèmes de poids sur le long terme. Plus troublant encore, des études montrent que la simple pensée d'un régime à venir peut déclencher des compulsions alimentaires préemptives – comme si notre corps anticipait la famine et cherchait à faire des réserves.

"Je Mange Mes Émotions par Manque de Volonté" : L'Illusion du Contrôle Total

Cette croyance associe l'alimentation émotionnelle à une défaillance morale, à un manque de discipline ou de caractère. Elle ignore une réalité fondamentale : nous sommes des êtres émotionnels avant d'être des êtres rationnels.

Les neurosciences nous apprennent que manger en réponse à des émotions n'est pas un échec moral mais une stratégie d'adaptation profondément ancrée dans notre biologie. Certains aliments, particulièrement ceux riches en sucres, en graisses et en sel, stimulent temporairement la production de dopamine et de sérotonine, des molécules qui apaisent naturellement notre cerveau émotionnel.

Quand nous vivons un stress intense, une tristesse, une solitude ou même un ennui profond, notre cerveau cherche instinctivement à rétablir l'équilibre émotionnel. Pour beaucoup d'entre nous, l'alimentation est l'une des rares stratégies d'auto-régulation émotionnelle que nous avons apprise. D'autres stratégies comme la méditation, l'expression créative, l'activité physique ou le soutien social peuvent jouer ce même rôle apaisant, mais elles ne sont pas toujours accessibles ou n'ont pas été intégrées dans nos habitudes.

Sans ces alternatives pour gérer nos émotions, la nourriture reste une solution de secours logique et efficace à court terme. Le véritable problème n'est donc pas l'alimentation émotionnelle en soi, mais le fait de n'avoir qu'une seule stratégie pour gérer toute la gamme de nos expériences émotionnelles.

Une approche plus constructive consiste à élargir notre "boîte à outils émotionnelle" plutôt que de nous battre contre cette tendance naturelle. En développant d'autres moyens d'apaiser notre système nerveux et de réguler nos émotions, nous réduisons progressivement notre dépendance à la nourriture comme unique stratégie de confort.

L'Alimentation Comme une Religion Moderne

L'anthropologue Claude Fischler a brillamment observé que dans notre société largement sécularisée, l'alimentation a pris la place autrefois occupée par la religion. Cette analyse n'est pas qu'une métaphore : on peut identifier des parallèles frappants entre nos attitudes alimentaires contemporaines et les structures religieuses traditionnelles.

Une Théologie Nutritionnelle Complète

Nous avons créé une véritable "théologie nutritionnelle" avec tous les éléments classiques d'un système religieux :

  • Des aliments "purs" et "impurs" : Certains aliments sont investis d'une qualité presque sacrée ("superaliments"), tandis que d'autres sont démonisés (sucre, gluten, produits laitiers selon les époques et les tendances). Comme dans les tabous alimentaires religieux, leur consommation génère un sentiment de pureté ou de souillure qui dépasse largement leur impact nutritionnel réel.

  • Des rituels de purification : Les détox, jeûnes et autres "cures" fonctionnent exactement comme les rituels de purification religieux – ils promettent de nous "nettoyer" non seulement physiquement mais aussi moralement des "impuretés" accumulées par nos transgressions alimentaires.

  • Des gourous et des prophètes : Les influenceurs fitness et bien-être, les auteurs de best-sellers sur la nutrition, jouent le rôle de guides spirituels, proposant des chemins vers le "salut" corporel. Leurs paroles sont souvent acceptées avec une foi qui s'apparente au religieux, même quand elles contredisent le consensus scientifique.

  • Des communautés de croyants : Les adhérents de certains régimes spécifiques (paléo, cétogène, végétalien...) forment des communautés avec leurs propres codes, leur propre langage, et parfois une ferveur évangélique à convertir les autres à leur vision.

  • Des promesses de "salut" : La transformation corporelle est présentée comme une rédemption, promettant non seulement la santé mais aussi le bonheur, la réussite professionnelle, l'amour et la reconnaissance sociale – exactement comme les religions promettent le salut de l'âme.

  • Un système de péchés et de pénitences : Les écarts alimentaires sont vécus comme des péchés nécessitant pénitence sous forme de restrictions ultérieures ou d'exercice punitif. L'expression "tricher" pour décrire un écart à un régime révèle cette dimension morale du comportement alimentaire.

Les Conséquences Psychologiques de cette Vision

Cette vision morale et quasi-religieuse de l'alimentation génère une anxiété constante. Un phénomène psychologique bien documenté, "l'effet de rebond de la suppression de pensée", montre que plus nous essayons d'éviter de penser à un aliment "interdit", plus nous devenons obsédés par lui !

Des expériences classiques en psychologie cognitive montrent que si on demande à quelqu'un de ne PAS penser à un ours blanc pendant cinq minutes, la pensée de l'ours blanc devient pratiquement omniprésente. De même, se dire "je ne dois pas penser au chocolat" rend le chocolat encore plus présent dans notre esprit.

Cette obsession cognitive peut devenir si intense qu'elle perturbe notre capacité à nous concentrer sur d'autres aspects de notre vie, créant ce que les chercheurs appellent une "restriction cognitive chronique" – un état permanent de préoccupation alimentaire qui épuise nos ressources mentales et émotionnelles.

Plus inquiétant encore, cette moralisation excessive de l'alimentation peut mener à l'orthorexie – une préoccupation obsessionnelle pour la "pureté" des aliments qui, paradoxalement, peut nuire à la santé physique et mentale. À l'extrême, certaines personnes en viennent à préférer ne rien manger plutôt que de consommer un aliment qu'elles considèrent comme "impur".

Une Alternative Laïque et Apaisée

Face à cette religiosité alimentaire anxiogène, une approche plus équilibrée consisterait à "désacraliser" notre rapport à la nourriture – à la ramener à ce qu'elle est fondamentalement : un besoin physiologique, une source potentielle de plaisir, et un élément de notre identité culturelle, sans la surcharger de significations morales excessives.

Cette désacralisation ne signifie pas que tous les choix alimentaires se valent d'un point de vue nutritionnel, mais que nos décisions alimentaires n'ont pas à être investies d'un poids moral ou identitaire écrasant. Comme le suggère la nutritionniste Evelyn Tribole : "Si vous mangez un beignet, vous n'êtes pas devenu un beignet. Vous êtes toujours la même personne, ayant simplement mangé un beignet."

Pourquoi Sommes-Nous si Durs avec Nous-Mêmes ?

Notre vision actuelle du poids et de la corpulence n'est pas naturelle ou universelle – elle est profondément influencée par des valeurs culturelles spécifiques à notre époque et à notre société. Comprendre ces racines culturelles peut nous aider à prendre du recul sur des normes que nous avons internalisées comme des vérités absolues.

Les Racines Historiques de la Minceur Comme Idéal

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'association entre minceur et idéal de beauté est relativement récente dans l'histoire humaine. Dans de nombreuses cultures et époques, une certaine rondeur était valorisée comme signe de prospérité, de fertilité et de bonne santé. Les Vénus préhistoriques, les tableaux de Rubens, ou les traditions de certaines cultures africaines où les femmes passent par des "maisons d'engraissement" avant le mariage témoignent de cette diversité des idéaux corporels.

L'idéalisation contemporaine de la minceur s'est développée au XXe siècle, en parallèle avec l'industrialisation de l'alimentation (rendant la nourriture abondante pour la première fois dans l'histoire) et l'émergence des médias de masse permettant la diffusion uniforme d'idéaux esthétiques. Ce qui était autrefois rare (la minceur dans un contexte de pénurie alimentaire) est devenu désirable précisément parce qu'il est devenu difficile à atteindre dans un contexte d'abondance.

L'Héritage Culturel du Contrôle et de la Discipline

Notre vision actuelle du poids est également influencée par des valeurs culturelles qui associent la minceur à la discipline et au succès. Cette association trouve ses racines dans plusieurs traditions :

  • L'éthique protestante valorise l'ascétisme et l'autodiscipline comme signes de vertu morale et même de prédestination divine. Cette tradition religieuse a profondément marqué la culture occidentale, même dans ses manifestations séculières.

  • L'individualisme néolibéral transfère la responsabilité des problèmes structurels vers l'individu. Dans cette vision, la réussite comme l'échec sont entièrement attribués aux choix personnels, indépendamment des conditions socio-économiques ou biologiques qui les contraignent.

  • L'idéologie du "healthism" transforme la santé d'un état biologique en une obligation morale individuelle. La "bonne santé" devient un impératif éthique et une responsabilité personnelle plutôt qu'un bien collectif influencé par des facteurs sociaux.

Cette convergence de traditions crée un climat où le poids corporel devient un marqueur visible de contrôle de soi, de discipline et de valeur morale. L'obésité, en revanche, est perçue comme le signe visible d'un échec personnel, d'un manque de maîtrise et même d'une défaillance morale – ce que les chercheurs appellent la "moralisation du poids".

Les Inégalités Sociales Ignorées

Ces croyances individualisantes ignorent une réalité scientifique fondamentale : le niveau socio-économique prédit bien mieux l'obésité que les choix individuels. La prévalence de l'obésité suit un gradient social clair dans la plupart des pays industrialisés – elle est plus élevée dans les milieux défavorisés et diminue à mesure que le statut socio-économique augmente.

Plusieurs facteurs expliquent cette distribution inégale :

  • Déserts alimentaires : Les quartiers défavorisés ont souvent moins d'accès à des aliments frais et de qualité, mais abondent en fast-food et aliments ultra-transformés.

  • Contraintes temporelles : Jongler entre plusieurs emplois ou de longues heures de travail laisse peu de temps pour cuisiner des repas équilibrés ou pratiquer une activité physique régulière.

  • Environnement bâti : Moins d'espaces verts sécurisés pour l'activité physique, plus de pollution, des logements inadaptés à la préparation de repas.

  • Stress chronique : La précarité économique, les discriminations, l'insécurité génèrent un stress chronique qui modifie directement le métabolisme et favorise le stockage des graisses.

  • Marketing ciblé : Les populations vulnérables sont souvent ciblées de façon disproportionnée par le marketing d'aliments ultra-transformés.

Ignorer ces déterminants sociaux pour ne se concentrer que sur les choix individuels revient à blâmer les victimes d'inégalités structurelles. Comme le souligne la sociologue Tina Moffat : "Attribuer l'obésité uniquement à des choix personnels, c'est comme dire que la pauvreté est due à un manque de motivation pour travailler."

L'Alimentation : Bien Plus qu'une Question de Nutrition

Des Rituels qui Nous Rassurent

En tant qu'êtres humains, nous utilisons les repas pour structurer notre journée et apaiser nos angoisses existentielles. L'anthropologue Claude Lévi-Strauss a brillamment montré comment la cuisine est l'un des premiers systèmes symboliques par lesquels nous transformons la nature (les aliments bruts) en culture (les plats cuisinés) – un processus qui reflète notre besoin profondément humain de donner du sens à notre existence.

Quand nous planifions nos repas, nous nous envoyons inconsciemment le message rassurant : "Tout va bien, on va manger bientôt". Cette prévisibilité alimentaire active des mécanismes biologiques qui réduisent notre stress. Des études en neuroendocrinologie montrent que la simple anticipation d'un repas modifie nos niveaux de cortisol (hormone du stress) et déclenche la sécrétion d'endorphines apaisantes.

Les rituels alimentaires – qu'il s'agisse du dîner familial, du café matinal, ou du repas de fête – nous ancrent dans une continuité rassurante. Ils marquent le temps qui passe, renforcent nos liens sociaux, et nous offrent des moments de plaisir prévisibles dans un monde souvent imprévisible.

Ce besoin de structure et de prévisibilité contraste fortement avec la réalité de nos ancêtres, qui vivaient dans l'incertitude constante face à leur prochaine source de nourriture. Pendant la majeure partie de l'histoire humaine, la question "Que mangerons-nous demain ?" était une préoccupation quotidienne et angoissante.

Entre Notre Héritage Préhistorique et Notre Monde Moderne

Notre corps a été programmé pendant des millions d'années d'évolution pour :

  • Stocker l'énergie en prévision de périodes de disette. Nos ancêtres qui stockaient efficacement les graisses avaient plus de chances de survivre aux périodes de famine et de transmettre leurs gènes.

  • Être attiré par les aliments caloriques. Notre cerveau a développé une préférence innée pour les saveurs sucrées, grasses et salées – précisément celles qui signalaient des aliments riches en énergie, rares et précieux dans un environnement de rareté.

  • Économiser notre énergie quand c'est possible. La "paresse" que nous nous reprochons souvent est en réalité une stratégie de survie profondément ancrée : nos ancêtres qui dépensaient inutilement leur énergie étaient désavantagés face à ceux qui la conservaient pour les activités essentielles.

Ce programme biologique était parfaitement adapté à un monde de rareté alimentaire et d'activité physique obligatoire. Mais aujourd'hui, nous vivons dans un environnement radicalement différent :

  • Accès 24h/24 à la nourriture. Pour la première fois dans l'histoire humaine, la nourriture est constamment disponible pour une grande partie de la population mondiale.

  • Aliments ultra-transformés conçus pour être irrésistibles. L'industrie alimentaire exploite délibérément nos préférences évolutives pour le sucre, le gras et le sel, créant des produits qui court-circuitent nos mécanismes naturels de satiété.

  • Mode de vie sédentaire. Nos emplois, nos transports et nos loisirs nécessitent de moins en moins d'effort physique, alors que notre biologie attend toujours de nous que nous dépensions de l'énergie pour obtenir notre nourriture.
    Opportunité de l'opulence de rendre l'enjeu alimentaire annexe. Cette abondance sans précédent offre une liberté potentielle extraordinaire : celle de reléguer la quête de nourriture à une préoccupation secondaire dans nos vies. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous avons le privilège de pouvoir manger pour vivre notre vie comme nous l'entendons, plutôt que de vivre pour chercher à manger. Cette transformation radicale nous permet de consacrer notre énergie, notre créativité et notre temps à d'autres dimensions de notre existence - nos relations, nos passions, nos contributions au monde - libérés de l'anxiété constante de la survie alimentaire qui a dominé l'expérience humaine pendant des millénaires.

Cette inadéquation entre notre biologie – façonnée pendant des millions d'années – et notre environnement moderne – transformé en quelques décennies – explique en grande partie nos difficultés collectives avec le poids et l'alimentation. Ce n'est pas un défaut personnel mais un défi d'adaptation collectif auquel peu d'entre nous échappent entièrement.

Comprendre cette dimension évolutionnaire ne résout pas instantanément nos problèmes, mais elle offre une perspective plus compatissante : nos difficultés ne reflètent pas une faiblesse personnelle mais une inadéquation entre notre biologie et notre environnement, entre notre passé évolutif et notre présent technologique.

Vers Une Approche Plus Équilibrée : Comment Se Réconcilier avec Son Corps

Face à cette situation complexe, les approches les plus prometteuses abandonnent les simplifications et adoptent une vision plus globale, qui intègre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales de notre rapport au corps et à l'alimentation.

Notre Système Nerveux : La Clé du Changement

Les travaux révolutionnaires du neuroscientifique Stephen Porges sur la "théorie polyvagale" offrent un éclairage précieux sur les mécanismes biologiques qui sous-tendent nos comportements alimentaires. Cette théorie explique comment notre système nerveux autonome – celui qui régule nos fonctions vitales sans intervention consciente – influence profondément nos réactions au stress et, par extension, notre relation à la nourriture.

Selon Porges, notre système nerveux peut fonctionner dans trois modes principaux :

  1. Mode "Sécurité" (système parasympathique ventral) : État de calme, de connexion sociale et de bien-être. Dans cet état, notre digestion fonctionne optimalement, nous pouvons ressentir clairement nos signaux de faim et de satiété, et nous sommes capables de faire des choix alimentaires réfléchis.

  2. Mode "Mobilisation" (système sympathique) : État d'alerte, de lutte ou de fuite face à un danger. Dans cet état, la digestion ralentit, l'anxiété augmente, et nous sommes plus susceptibles de nous tourner vers des aliments très caloriques pour leur effet rapide sur notre chimie cérébrale.

  3. Mode "Immobilisation" (système parasympathique dorsal) : État de figement, de dissociation face à un danger perçu comme insurmontable. Dans cet état, nous pouvons nous sentir déconnectés de notre corps, incapables de ressentir nos signaux internes, et susceptibles d'alterner entre restriction alimentaire sévère et comportements alimentaires compulsifs.

Quand nous nous sentons jugés ou menacés (y compris par des messages négatifs sur notre corps ou des régimes restrictifs perçus comme une menace à notre survie), notre système nerveux bascule automatiquement hors du mode "sécurité". Ce passage en mode défensif n'est pas un choix conscient mais une réaction biologique profondément inscrite dans notre neurophysiologie.

La clé est de comprendre que nous ne pouvons pas accéder à nos ressources de régulation optimale – y compris une relation saine à la nourriture – lorsque notre système nerveux est en mode défensif. C'est comme essayer de réparer un vélo en pleine chute libre : la priorité du corps est la survie immédiate, pas l'optimisation à long terme.

Ceci explique pourquoi les approches basées sur la peur, la honte ou la restriction sévère échouent généralement : elles activent précisément les états neurologiques qui rendent le changement durable impossible. Créer un sentiment de sécurité – physique, émotionnelle et sociale – devient alors la première étape indispensable de tout changement durable dans notre relation au corps et à l'alimentation.

Cette sécurité n'est pas un luxe mais un prérequis neurobiologique au changement. Elle peut être cultivée par diverses pratiques comme la respiration profonde, le contact social positif, les activités créatives, ou même certaines formes de mouvement doux qui signalent à notre système nerveux que nous sommes en sécurité.

L'Alimentation Consciente : Retrouver nos Signaux Naturels

Les approches basées sur la pleine conscience alimentaire (mindful eating) montrent des résultats encourageants pour sortir des cycles destructeurs de restriction et de compulsion. Contrairement aux régimes traditionnels qui imposent des règles externes, ces approches nous reconnectent à la sagesse innée de notre corps.

La pleine conscience alimentaire nous invite à :

  • Manger avec nos sens éveillés : Prêter attention aux couleurs, textures, odeurs et saveurs des aliments, en ralentissant suffisamment pour les apprécier pleinement. Cette attention consciente augmente la satisfaction et peut naturellement réduire les quantités nécessaires pour se sentir comblé.

  • Reconnaître la vraie faim physique : Apprendre à distinguer la faim physique (sensation dans l'estomac, baisse d'énergie) des autres déclencheurs alimentaires comme l'ennui, la tristesse ou la simple présence de nourriture. Sans juger ces autres déclencheurs, les identifier permet de faire des choix plus conscients.

  • Honorer nos préférences réelles : Redécouvrir ce que nous aimons vraiment manger, pas ce que nous pensons devoir aimer. Parfois, nous mangeons des aliments supposément "sains" sans les apprécier, ce qui crée un sentiment de privation qui mène ultérieurement à des excès.

  • Respecter la satiété : Apprendre à reconnaître les signaux de satiété – ce point subtil où nous sommes confortablement rassasiés sans être trop pleins. Avec la pratique, nous pouvons affiner notre capacité à détecter ce moment et à nous arrêter de manger en conséquence.

Ces pratiques peuvent sembler simples, mais elles représentent une révolution pour beaucoup d'entre nous, habitués à manger selon des horloges externes, des règles nutritionnelles ou des états émotionnels plutôt qu'en réponse aux signaux naturels de notre corps.

Le Dr Jean Kristeller, pionnière de la pleine conscience alimentaire, a démontré dans ses recherches que cette approche peut significativement réduire les épisodes de compulsion alimentaire, améliorer la régulation naturelle du poids, et diminuer l'anxiété liée à la nourriture. Contrairement aux régimes traditionnels, ces pratiques ne créent pas d'anxiété supplémentaire mais la réduisent, permettant paradoxalement des choix plus équilibrés sur le long terme.

L'alimentation consciente ne promet pas une perte de poids spectaculaire et rapide, mais plutôt une relation plus paisible et durable avec la nourriture – et par extension, avec notre corps. Elle nous libère progressivement de la tyrannie des règles externes pour nous reconnecter à notre régulation interne, souvent perturbée par des années de régimes et de messages contradictoires.

Accepter ce que Nous Ne Contrôlons Pas : Une Leçon de Sagesse Ancienne

95% des choses qui nous arrivent sont hors de notre contrôle direct. Cette perspective, confirmée par la recherche sur les déterminants sociaux de la santé, nous invite à plus d'indulgence envers nous-mêmes et envers les autres.

Les Grecs et les Romains avaient intégré cette réalité fondamentale dans leur vision du monde. Ils vénéraient Fortuna (ou Tyché pour les Grecs), déesse du hasard, de la chance et du destin. Cette divinité, souvent représentée avec une roue qui tourne (la "roue de la fortune"), symbolisait les aléas imprévisibles de l'existence humaine.

Les philosophes stoïciens, comme Épictète et Marc Aurèle, en avaient tiré une sagesse pratique résumée dans cette maxime : "Certaines choses dépendent de nous, d'autres non. La sagesse consiste à concentrer nos efforts sur ce qui dépend de nous, et à accepter avec sérénité ce qui n'en dépend pas."

Appliquée à notre relation au corps et au poids, cette sagesse millénaire nous invite à reconnaître humblement les limites de notre contrôle :

  • Nous ne choisissons pas notre génétique

  • Nous ne déterminons pas notre microbiome intestinal initial

  • Nous n'avons pas sélectionné notre environnement d'enfance

  • Nous ne contrôlons pas les normes culturelles de notre époque

  • Nous ne décidons pas de notre sensibilité neurobiologique au stress

Cette humilité face aux aléas de l'existence n'est pas de la résignation passive, mais une sagesse qui nous permet de concentrer notre énergie sur ce que nous pouvons réellement influencer plutôt que de nous épuiser dans des luttes vaines contre des réalités biologiques ou sociales qui nous dépassent.

En abandonnant l'illusion du contrôle total, nous ouvrons un espace pour une relation plus réaliste et plus compatissante avec notre corps – un corps qui fait de son mieux dans les circonstances qui sont les siennes, avec les outils dont il dispose.

Vers une "Démocratie Intérieure" : Réconcilier les Parties de Nous-Mêmes

La vision traditionnelle de notre rapport au corps est celle d'un combat perpétuel : l'esprit rationnel doit contrôler, discipliner et soumettre un corps irrationnel et rebelle. Cette guerre interne est non seulement épuisante mais généralement vouée à l'échec à long terme – comme en témoigne l'échec de 95% des régimes sur une période de cinq ans.

Des approches psychologiques contemporaines comme le système familial intérieur (IFS) développé par Richard Schwartz proposent un paradigme radicalement différent. L'IFS conceptualise notre psyché non comme une entité unifiée, mais comme composée de différentes "parties" ou "sous-personnalités", chacune avec ses propres besoins, désirs et craintes.

Dans cette perspective, nos comportements alimentaires problématiques ne sont pas des "défaillances" à éradiquer, mais des tentatives maladroites de certaines parties de nous-mêmes pour nous protéger ou répondre à des besoins légitimes :

  • La partie qui nous pousse à manger excessivement le soir peut chercher à nous offrir réconfort et plaisir après une journée stressante

  • La partie qui nous impose des restrictions sévères peut tenter de nous protéger du rejet social lié au poids

  • La partie qui alterne entre ces extrêmes peut s'efforcer de maintenir un équilibre précaire entre besoins contradictoires

Au lieu de réprimer ou combattre ces parties, l'IFS propose de les écouter avec curiosité et compassion, de comprendre leurs motivations sous-jacentes, et de trouver des moyens plus adaptés de répondre à leurs préoccupations légitimes.

Cette "démocratie intérieure" nous permet de voir notre corps non comme un ennemi à soumettre, mais comme un allié dont les signaux – même inconfortables – contiennent des informations précieuses pour notre bien-être global.

La psychanalyste Clarissa Pinkola Estés utilise une belle métaphore pour illustrer cette approche : notre psyché est comme un clan ou une tribu dont chaque membre a un rôle important à jouer. Plutôt que d'exiler certains membres (nos pulsions, nos désirs, nos peurs), nous pouvons apprendre à les intégrer dans une communauté intérieure plus harmonieuse.

Cette approche intégrative offre une alternative à la lutte épuisante contre nous-mêmes. Elle reconnaît que derrière chaque comportement apparemment "dysfonctionnel" se cache souvent une intention positive – une tentative de prendre soin de nous avec les outils disponibles à un moment donné.

Petit à Petit : Comment Avancer Concrètement

Changer notre rapport au corps et à l'alimentation n'est pas un processus linéaire qui suivrait un plan préétabli. C'est plutôt un chemin sinueux fait d'avancées, de reculs, et de découvertes inattendues. Reconnaître cette non-linéarité est essentiel pour éviter le découragement face aux inévitables fluctuations de notre parcours.

Le Modèle des Étapes du Changement : Un Cadre Réaliste

Selon le modèle de changement développé par les psychologues Prochaska et DiClemente, tout changement durable implique plusieurs phases distinctes, chacune avec ses propres défis et stratégies :

  1. Précontemplation : À ce stade, nous ne reconnaissons pas encore pleinement qu'il y a un problème. Nous pouvons être dans le déni ou attribuer nos difficultés uniquement à des facteurs externes. La prise de conscience graduelle est la clé de cette phase.

  2. Contemplation : Nous reconnaissons qu'il y a un problème, mais nous sommes ambivalents face au changement. Une partie de nous veut changer, tandis qu'une autre résiste. Explorer cette ambivalence, peser les avantages et inconvénients du changement, est crucial à ce stade.

  3. Préparation : Nous commençons à nous engager sérieusement vers le changement en identifiant nos ressources (soutiens, compétences, forces) et nos obstacles (déclencheurs, environnement, habitudes ancrées). Cette phase implique de petites expérimentations préliminaires.

  4. Action : Nous mettons en place des changements concrets, mais de façon progressive plutôt que radicale. Les micro-habitudes – des changements si petits qu'ils ne déclenchent pas de résistance – sont particulièrement efficaces à ce stade.

  5. Maintien : Nous consolidons nos nouvelles pratiques jusqu'à ce qu'elles deviennent automatiques et intégrées à notre identité. Cette phase implique d'anticiper les défis et de préparer des stratégies adaptées.

  6. Rechute : Loin d'être un échec, la rechute fait partie intégrante du processus de changement. Elle offre des informations précieuses sur nos vulnérabilités et les ajustements nécessaires. L'auto-compassion est essentielle pour transformer ces moments en opportunités d'apprentissage.

Comprendre que la rechute n'est pas un échec mais une étape normale du processus de changement permet de maintenir notre engagement à long terme, plutôt que d'abandonner au premier obstacle.

Le Pouvoir des Micro-Habitudes

Les approches contemporaines privilégient des micro-changements plutôt que des transformations radicales de type "tout ou rien". Ce virage vers la progressivité n'est pas un compromis par défaut mais repose sur une compréhension approfondie des mécanismes neurobiologiques du changement comportemental.

Les neurosciences montrent que ces petits pas créent progressivement de nouveaux circuits cérébraux plus stables et durables que les approches radicales. Chaque fois que nous répétons un comportement, nous renforçons les connexions neuronales correspondantes, rendant ce comportement progressivement plus automatique et moins coûteux en énergie mentale.

Quelques exemples de micro-habitudes efficaces :

  • Prendre trois respirations conscientes avant chaque repas

  • Ajouter une portion de légumes à un repas par jour

  • Se poser la question "Ai-je vraiment faim ?" avant les collations non planifiées

  • Manger sans écrans pour un repas quotidien

  • Remplacer les pensées autocritiques par des constatations neutres ("Mon corps est comme il est aujourd'hui")

L'efficacité de ces micro-habitudes repose sur trois principes clés :

  1. Elles sont suffisamment petites pour ne pas déclencher de résistance – votre "système d'alarme interne" ne les perçoit pas comme menaçantes

  2. Elles sont précises et concrètes – vous savez exactement quoi faire et quand

  3. Elles s'intègrent dans votre vie quotidienne actuelle – elles ne nécessitent pas une réorganisation complète de votre existence

Ces petits changements, maintenus dans le temps, peuvent transformer profondément notre relation au corps et à l'alimentation – non pas en nous forçant à devenir quelqu'un d'autre, mais en nous aidant à exprimer plus pleinement qui nous sommes vraiment.

Devenir Son Propre Allié : Le Rôle Crucial de l'Auto-Compassion

L'auto-compassion – cette capacité à nous traiter avec la même bienveillance que nous accorderions à un ami cher – émerge comme un facteur déterminant dans la transformation durable de notre relation au corps et à l'alimentation.

La chercheuse Kristin Neff définit l'auto-compassion selon trois composantes :

  1. La bienveillance envers soi : Se traiter avec gentillesse plutôt qu'avec jugement

  2. L'humanité commune : Reconnaître que nos difficultés font partie de l'expérience humaine partagée

  3. La pleine conscience : Observer nos pensées et sentiments difficiles sans les supprimer ni les exagérer

Les recherches montrent que l'auto-compassion n'est pas une forme d'indulgence ou de laisser-aller, comme on pourrait le craindre. Au contraire, elle favorise une plus grande responsabilité personnelle et une meilleure autorégulation. Les personnes qui pratiquent l'auto-compassion sont plus susceptibles de :

  • Reconnaître leurs erreurs et d'en tirer des leçons

  • Persévérer après un échec

  • Adopter des comportements favorables à leur santé

  • Résister aux pressions sociales nuisibles

Il s'agit de progressivement nous révéler à nous-mêmes comme la personne digne de confiance que nous sommes déjà, en reconnaissant que même nos comportements les plus déroutants ont souvent servi à nous protéger d'une façon ou d'une autre.

Cette perspective nous invite à voir nos "échecs" passés non comme la preuve d'une défaillance personnelle, mais comme des stratégies d'adaptation qui ont peut-être été nécessaires à un moment donné de notre vie. Avec compassion, nous pouvons honorer ces stratégies pour la protection qu'elles nous ont offerte, tout en reconnaissant que nous avons maintenant accès à des ressources plus adaptées.

Conclusion : Au-delà des Mythes, Une Vision Plus Humaine

La véritable libération ne viendra pas d'un nouveau régime miracle, d'une discipline de fer ou d'une autodiscipline punitive. Les données scientifiques actuelles convergent vers une approche plus nuancée et intégrative qui reconnaît la complexité de notre relation au corps et à l'alimentation.

Une Écologie Corporelle Plutôt qu'une Bataille

Au lieu de voir notre corps comme un adversaire à discipliner, nous pouvons développer une vision écologique – notre corps comme un écosystème complexe cherchant constamment l'équilibre dans un environnement changeant. Cette perspective nous invite à :

  • Reconnaître la complexité des facteurs qui influencent notre poids : génétique, microbiome, hormones, environnement social, stress, sommeil, et bien d'autres encore

  • Valoriser la diversité naturelle des corps plutôt que l'uniformité imposée par des standards culturels arbitraires

  • Intégrer les dimensions biologiques, psychologiques et sociales de notre alimentation, plutôt que de la réduire à une simple question de calories ou de nutriments

  • Promouvoir une relation au corps basée sur le respect et l'écoute plutôt que sur le contrôle et la domination

Une Invitation à l'Authenticité

Cette approche plus globale nous invite à abandonner les narratifs simplistes sur le poids, la volonté et le mérite pour embrasser une compréhension plus complète de notre humanité. Comme l'écrit la sociologue Abigail Saguy : "Nous n'avons pas besoin de plus de culpabilité autour de l'alimentation et du poids ; nous avons besoin de plus de compassion, de compréhension et de justice sociale."

Dans une société qui valorise l'apparence et la performance, oser habiter pleinement son corps, avec son histoire unique et ses particularités, devient un acte révolutionnaire d'authenticité. C'est choisir d'être pleinement présent dans notre expérience corporelle plutôt que de vivre dans l'attente perpétuelle d'un corps "futur" supposément parfait.

Cette présence authentique n'est pas de la résignation mais un engagement profond envers notre bien-être global – un bien-être qui ne se mesure pas au poids sur une balance mais à notre capacité à vivre pleinement, à nous connecter aux autres, et à contribuer au monde à partir de qui nous sommes vraiment, ici et maintenant.

Comme le suggère la poétesse Mary Oliver : "Tu n'as qu'une chose à faire : vivre ta vie d'une façon qui fasse sens." Cette sagesse simple nous rappelle que notre corps n'est pas un projet à parfaire mais le véhicule précieux de notre expérience humaine – un corps qui, malgré ses imperfections, nous permet de toucher, de goûter, de ressentir, d'aimer et d'être dans ce monde.

Cet article propose une synthèse de recherches scientifiques récentes et une réflexion personnelle. Il ne remplace pas l'avis de professionnels de santé. Si vous souffrez de troubles alimentaires ou d'une relation difficile à votre corps, n'hésitez pas à consulter des spécialistes qualifiés (médecins, nutritionnistes, psychologues) qui pourront vous accompagner de manière personnalisée.

Sources et Ressources

Ressources Supplémentaires

Livres pour le grand public :

  • Bacon, L. (2010). Health at Every Size: The Surprising Truth About Your Weight. BenBella Books.

  • Fauré, C. (2015). Anti-régime : Pour en finir avec les obsessions alimentaires. Odile Jacob.

  • Tribole, E., & Resch, E. (2012). Intuitive Eating: A Revolutionary Program That Works. St. Martin's Griffin.

  • Van der Kolk, B. (2014). The Body Keeps the Score: Brain, Mind, and Body in the Healing of Trauma. Viking.

  • Chozen Bays, J. (2009). Mindful Eating: A Guide to Rediscovering a Healthy and Joyful Relationship with Food. Shambhala.

  • Taylor, S. R. (2018). The Body Is Not an Apology: The Power of Radical Self-Love. Berrett-Koehler Publishers.

  • Clerget, S. (2014). S'aimer enfin ! Un déclic pour être bien. Albin Michel.

Associations et Ressources en ligne :

Podcasts et chaînes YouTube :

  • "Food Psych" par Christy Harrison (en anglais)

  • "Vivre avec son poids" par le GROS

  • "The Body Image Podcast" par Corrine Dobbas (en anglais)

  • "Psychologie et Nutrition" par Jean-Philippe Zermati et Gérard Apfeldorfer

  • "Maintenance Phase" par Aubrey Gordon et Michael Hobbes (en anglais)

Applications de pleine conscience alimentaire :

  • Am I Hungry? Mindful Eating

  • Eat Right Now

  • Rise Up

  • Mindful Eating Tracker

  • Headspace (sections sur l'alimentation consciente)

Références Scientifiques et Académiques

Sur la grossophobie et ses effets :

  • Phelan, S. M., et al. (2015). "Impact of weight bias and stigma on quality of care and outcomes for patients with obesity." Obesity Reviews, 16(4), 319-326.

  • Puhl, R. M., & Heuer, C. A. (2010). "Obesity stigma: Important considerations for public health." American Journal of Public Health, 100(6), 1019-1028.

  • Tomiyama, A. J., et al. (2018). "How and why weight stigma drives the obesity 'epidemic' and harms health." BMC Medicine, 16(1), 123.

Sur les facteurs biologiques du poids :

  • Locke, A. E., et al. (2015). "Genetic studies of body mass index yield new insights for obesity biology." Nature, 518(7538), 197-206.

  • Turnbaugh, P. J., et al. (2006). "An obesity-associated gut microbiome with increased capacity for energy harvest." Nature, 444(7122), 1027-1031.

  • Schwartz, M. W., et al. (2017). "Obesity pathogenesis: An Endocrine Society scientific statement." Endocrine Reviews, 38(4), 267-296.

  • Bouchard, C., et al. (1990). "The response to long-term overfeeding in identical twins." New England Journal of Medicine, 322(21), 1477-1482.

Sur la santé mentale et les troubles alimentaires :

  • Luppino, F. S., et al. (2010). "Overweight, obesity, and depression: A systematic review and meta-analysis of longitudinal studies." Archives of General Psychiatry, 67(3), 220-229.

  • Wonderlich, S. A., et al. (2009). "The validity and clinical utility of binge eating disorder." International Journal of Eating Disorders, 42(8), 687-705.

  • Danese, A., & Tan, M. (2014). "Childhood maltreatment and obesity: Systematic review and meta-analysis." Molecular Psychiatry, 19(5), 544-554.

Sur les croyances alimentaires et leurs effets :

  • Herman, C. P., & Polivy, J. (1983). "A boundary model for the regulation of eating." Psychiatric Annals, 13(12), 918-927.

  • Wegner, D. M., et al. (1987). "Paradoxical effects of thought suppression." Journal of Personality and Social Psychology, 53(1), 5-13.

  • Mann, T., et al. (2007). "Medicare's search for effective obesity treatments: Diets are not the answer." American Psychologist, 62(3), 220-233.

Sur les approches thérapeutiques :

  • Porges, S. W. (2011). The polyvagal theory: Neurophysiological foundations of emotions, attachment, communication, and self-regulation. W. W. Norton & Company.

  • Kristeller, J. L., & Wolever, R. Q. (2011). "Mindfulness-based eating awareness training for treating binge eating disorder: The conceptual foundation." Eating Disorders, 19(1), 49-61.

  • Neff, K. D. (2003). "Self-compassion: An alternative conceptualization of a healthy attitude toward oneself." Self and Identity, 2(2), 85-101.

  • Prochaska, J. O., & DiClemente, C. C. (1983). "Stages and processes of self-change of smoking: Toward an integrative model of change." Journal of Consulting and Clinical Psychology, 51(3), 390-395.

Sur les dimensions anthropologiques et culturelles :

  • Fischler, C. (1990). L'homnivore. Odile Jacob.

  • Lévi-Strauss, C. (1964). Le cru et le cuit. Plon.

  • Crawford, R. (1980). "Healthism and the medicalization of everyday life." International Journal of Health Services, 10(3), 365-388.

  • Marmot, M. (2015). The health gap: The challenge of an unequal world. Bloomsbury Publishing.